Mai 2068

Une courte réflexion sur le passé, le présent et l’avenir, publiée pour le “défi Mai 68” lancé sur le site d’édition en ligne Atramenta.

A la lumière du mouvement des Gilets Jaunes, je constate qu’il prend une résonance particulière…

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J’ai souvent questionné mon grand-père sur Mai 68. C’est intéressant d’entendre sa version des faits, eu égard à cet événement de notre histoire nationale. Ou plutôt, “Les Evénements”, tels qu’ils sont désignés par ces pros de la communication qui sculptent artistiquement la langue de Molière dans le bois de l’euphémisme.

Ces fameux “Événements”, une petite partie de la presse en colporte une version idéalisée, romantique. Mais la plupart en peignent une vision satirique, voire cauchemardesque. Pourquoi les journalistes sont-ils devenus incapables de tout simplement décrire la réalité ?

En 1968, les dogmes étaient-il déjà érigés au rang des vérités immuables ? Ou est-ce un travers de notre époque saturée d’informations ? Je suppose qu’en ces temps de guerre froide, le pékin moyen devait bouffer de la propagande jusqu’à la nausée. Je me sens tout de même un peu nostalgique.

Entre cette génération et la mienne, je constate d’emblée une ressemblance. Nous revendiquons notre jeunesse avec arrogance. Eux, ils traitaient leur parents de “vieux cons”. Nous, la pire insulte que l’on puisse servir à nos vieux, c’est celle de “soixante-huitard sur le retour”. L’ironie de la situation est loin de m’échapper.

Mon grand-père, lui, même s’il avait à peu près le même âge que moi à l’époque, ne faisait déjà plus partie des étudiants. Il était tourneur-fraiseur, chez un sous-traitant de Merlin Gerin. Il ne parlait pas de pavés sous la plage, mais de grève générale, et de victoire du prolétariat. Les “événements”, pourtant, leur avaient pavé la route de la plage, à mon grand-père et à ma grand-mère. Littéralement. Des étoiles dans les yeux, ils se rappellent encore de leur première auto. Une Simca 4CV d’occasion qu’ils avaient pu s’offrir grâce à l’augmentation du SMIG obtenue lors des accords de Grenelle. Les restrictions d’essence étaient finies. Un vendredi, au sortir de l’usine, ils avaient fait le plein, et roulé toute la nuit. Au petit matin, ils étaient arrivés épuisés à Perros-Guirec, juste à temps pour voir le soleil se lever sur les rochers roses, et illuminer la mer, qu’ils contemplaient pour la première fois de leur vie.

Ils évoquaient le bonheur que c’était, à l’époque, de parcourir les départementales désertes derrière un volant. Avant de soupirer et de dire que maintenant, il y avait trop de monde sur les routes…

Et moi, quels souvenirs me resteront donc, dans 50 ans, de l’occupation de Tolbiac ?

Sur le coup, nous avions l’impression de faire l’Histoire, comme nos aînés. Qui eût cru que, quelques semaines plus tard, l’approche des vacances d’été allait faire tomber notre mouvement comme un soufflet trop cuit ?

Que restera-t-il donc, dans un demi-siècle, de Mai 2018 ? Que vais-je raconter à mes petits-enfants ? Y’a-t-il encore une plage sous ces pavés qui semblent inamovibles ?

J’essaie de faire le tri dans mes souvenirs. L’odeur qui régnait dans les amphis occupés me prend à la gorge, comme si j’y étais encore. J’imagine les bouilles angéliques de ma future progéniture et je me dis que, peut-être, cela fera partie des détails qui ne devraient pas passer à la postérité…

Oserai-je aussi évoquer notre peur, constante ? La peur de voir les milices d’extrême-droite défoncer nos barrages. La peur de voir nos collègues n’adhérant pas à notre mouvement nous déloger pour pouvoir reprendre leurs études. La peur de voir les CRS débarquer et gazer tout le monde. “CRS=SS”. Les grenades lacrymogènes, le zyklon-B du XXIe siècle.

Pour contrer la peur, nous nous grisions de solidarité : avec les Zadistes, les cheminots, les clandestins, bref, tous les opprimés de France et de Navarre. Nous nous sommes empressé de les trahir une fois l’année scolaire finie. Comme si le gouvernement liberticide contre lequel nous nous opposions allait, lui aussi, prendre des vacances et stopper les réformes en attendant Septembre… Aurai-je le courage de transmettre à mes petits-enfants cette trahison éhontée ?

Non, je raconterai plutôt à ces chères petites têtes blondes comment, en quelques semaines, j’ai appris bien plus qu’en six mois de cours magistraux stériles et de travaux dirigés soporifiques…

J’ai 21 ans, je n’ai donc pas connu le monde sans internet. Ponctuer mon discours de smileys est pour moi une seconde nature. Ainsi, l’occupation de la fac fut pour moi une occasion unique, celle de pouvoir échanger avec mes semblables sans écran interposé. Comme à l’ancienne.

Au début, ce fut un peu difficile de se plier à l’exercice. Ecouter pour de vrai. Laisser l’interlocuteur finir. Ne pas “troller”. Nous nous sommes vite rendu compte que les discussions sur la toile étaient à sens unique. Cette réalisation m’a plongé dans la mélancolie. Comme si on m’avait dérobé quelque chose que je n’avais jamais su posséder. Du coup, échanger des idées, tenter mutuellement de se convaincre, faire passer l’information de vive voix avait l’attrait de la nouveauté et nous nous sommes pliés au jeu de bonne grâce. Sans compter que faire l’effort de la politesse était nécessaire pour éviter que les discussions ne dégénèrent.

Dans nos amphis sont intervenus tout un tas d’universitaires de gauche. Les plus grands intellectuels de notre temps, disaient mes camarades. Moi, je n’avais jamais entendu parler d’eux avant.

“Quoi ? Tu n’es pas abonné à la chaîne d’Usul sur Youtube ?” On me regarde comme si je débarquais du XIXe siècle, en gabardine et favoris cirés.

“La preuve qu’ils sont des intellectuels qui méritent d’être entendus, c’est qu’ils ne passent pas à la télé. Que sur internet.” martelaient les plus fanatiques.

“Alain Soral aussi, il passe pas à la télé, que sur internet. Pourtant, tu vas pas me dire qu’il mérite qu’on entende son recyclage de la rhétorique pétainiste remixée en mode lèche-babouche ?”

Sur ce coup-là, le gars de l’UNEF, je l’avais séché. Il m’a dévisagé avec un mélange de malaise et de haine. Il voulait me rabaisser le caquet, mais comment le faire sans prendre parti pour le daron de la fachosphère qui réglait ses différents à coups de mandales ? Je pouvais presque entendre son logiciel de petit gauchiste superficiel inonder son cerveau de messages “Error 404, application not found”.

Il commençait à devenir tout rouge, alors je l’ai désarmé d’un sourire et d’une tape amicale sur l’épaule. Le ctrl+alt+suppr d’avant l’an 2000. Désuet, et pourtant, toujours efficace…

Dommage qu’il n’ait pas été programmé pour me répondre, c’est vrai qu’ils étaient intéressants. Ca nous changeait de l’enseignement  sclérosé et dogmatique que l’on avait reçu jusqu’à présent. Surtout, comparé au chauve qui ramène tout au complot judéo-maçonnique, ces économistes et philosophes nous proposaient une réflexion au-delà des dogmes et osaient proposer des solutions non orthodoxes.

Depuis aussi longtemps que je puisse me le rappeler, le débat à gauche était sclérosé et stérile. Il y a encore du chemin à parcourir, mais on commence à se libérer du phagocytage de la pensée de gauche par un PS vendu au libéralisme économique. Découvrir ces penseurs m’a donc donné beaucoup d’espoir, en constatant que la dissidence n’était plus l’apanage de l’extrême-droite. 

Bernard Friot nous a présenté sa théorie du Salaire à Vie. Frédéric Lordon nous a expliqué que la Révolution n’était pas un concept dépassé. Loïc Chaigneau a commenté la chronologie des luttes étudiantes au cours des cinquante dernières années. Le documentaire “Les Nouveaux Chiens de Garde” nous a permis de comprendre pourquoi nous n’arrivions plus à faire confiance aux médias “mainstream”. Des débats nous ont sensibilisés au sort des migrants, au sexisme insidieux de notre société, à la nécessité de s’élever contre l’ordre capitaliste néo-libéral qui faisait de nous des techno-esclaves.

En ce sens, je suppose que nous sommes proches du mouvement de Mai 68, avec un certain renouveau de la pensée critique, et la volonté d’expérimenter avec des théories nouvelles.

Les sophismes aussi avaient bon cours. Afin de prôner la tolérance, dans un nouvel âge réminiscent libéré du racisme, du genre, et de l’oppression masculine, un discours prônant le racisme anti-mec et anti-blanc nous était servi comme une parole d’évangile. Personne dans l’amphi ne semblait s’offusquer de ce genre de contradictions. Comme lorsque l’on parlait de lutte des classes, mais qu’on refusait de se réclamer du communisme. Lorsque j’essayais de le faire remarquer à mes camarades, je me fis huer copieusement.

Nos slogans sonnaient creux, avec le recul. Nous ne pouvions déclarer “sous les pavés, la plage”. La plage, elle recouvre déjà les pavés des rives de la Seine chaque été, sponsorisée par la Mairie de Paris, qui plus est. Nous ne pouvions déclarer “il est interdit d’interdire”. En passant tous les caprices à notre génération, on nous avait privé de toute revendication valable. Les étudiants de Mai 68 étaient les enfants chéris d’une nation qui avait connu les privations et la guerre. Nous, nous étions les enfants pourris d’une nation qui avait connu des émeutes pour de la pâte à tartiner en promo…

Nous fustigions le Président et son gouvernement de Marcheurs, et pourtant, un an auparavant, nous nous étions rués sur les urnes pour le porter aux nues. Je faisais moi-même partie de ces bienveillants castors qui avaient fièrement fait “barrage à la haine”. Quelle déconvenue !

Nous avions cru élire Jupiter, nous avions en fait plébiscité Procruste (1). 60 millions d’amputés des allocs dans le même lit de fer. Comme on fait son lit, on se couche. C’est ce qui s’appelle être dans de beaux draps.

Lui qui parlait sans cesse de l’avenir dans son “projet”, il ne faisait que recycler les mesures ultra-libérales que Thatcher et Reagan avaient implémenté 40 ans plus tôt dans les pays anglo-saxons. Nous avions voulu élire un visionnaire, nous avons plébiscité un archéologue.

J’avais 10 ans en 2007. D’aussi loin que je puisse me rappeler, je n’ai pas connu de président qui ne soit pas conquis au néo-libéralisme, qui ose parfois dire aux lobbyistes de Bruxelles d’aller se faire voir, qui ne soit pas le laquet de Washington et du FMI, qui soit capable de représenter notre pays sur la scène internationale sans nous couvrir, mes concitoyens et moi-mêmes, de honte et de rage impuissante. Le petit banquier avec un complexe d’oedipe, il nous avait donné de faux-espoirs avec son fameux discours de début de mandat. “Make our planet great again”, trompettait ce messie de l’écologie distillant son opium du peuple version 2.0. Nous avions cru élire Jésus, nous avions en fait plébiscité Judas…

Lui qui voulait légiférer contre les fake news, il a utilisé un mensonge pour justifier le bombardement de la Syrie. Nous avions cru élire Spartacus, nous avions en fait plébiscité Caton l’Ancien (2)…

Notre mouvement a été vilifié. Les journalistes se sont fait un plaisir de montrer en détail les dégradations des locaux universitaires, et peu ont parlé de nos espoirs diffus de voir émerger une société nouvelle. Avec le recul, je me rends compte que l’idéalisme des étudiants a, de tous temps, servi le pouvoir. Plus proche de nous, les manifs contre le CPE ont permis à Sarko d’évincer de Villepin. En Mai 1968, le mouvement étudiant a permis aux médias et à l’Histoire de faire l’impasse sur les victoires ouvrières arrachées au Général de Gaulle au terme d’un mois de lutte sociale opiniâtre.

Lorsque je lis la page Wikipédia consacrée aux événements, je m’aperçois que le contexte est très semblable, et que les raisons qui ont amené ce mouvement n’ont fait que s’amplifier. Et à l’époque, le mouvement de grogne connaît le succès car c’est un pays uni qui se lève pour revendiquer. De nos jours, les inégalités sont plus fortes encore qu’à l’époque. La précarité omniprésente a remplacé la croissance triomphante des “trente glorieuses”. Mais le peuple, léthargique, ne semble pas comprendre les enjeux de cette révolte nécessaire. La privatisation des transports publics, de l’éducation, de la santé etc, amorcée par le gouvernement Philippe nous touche tous. Pourtant la sauce peine à prendre. 60 Millions de grenouilles qui ne sentiront l’eau bouillir que lorsqu’il sera trop tard. Nous avions voulu faire barrage à la haine, nous avons en fait plébiscité l’indifférence.

Notre révolte avortée aura permis aux médias de se montrer très sarcastiques vis-à-vis des autres mécontents. Des médias à la botte du gouvernement, organes de propagandes s’appliquant à modeler l’opinion du peuple. Nous avions voulu faire barrage à Hitler, nous avons en fait plébiscité Big Brother.

La veille de notre éviction par les CRS, je parlais avec un ami du futur de notre mouvement. Je me suis demandé si, cinquante ans plus tôt, les débats étaient aussi creux qu’aujourd’hui. Je ne pense pas. On parle encore de nos jours, de “l’héritage de Mai 68”. Je doute que dans 10 ans, on parle encore de “l’héritage de Mai 2018”…

Puis j’ai imaginé à quoi ressemblerait le mouvement étudiant, lors du centenaire de Mai 68. Quelles pourront être les revendications de nos petits-enfants, lorsqu’ils envahiront à leur tour les rues et les amphis de l’Hexagone ? “Nous voulons que nos prothèses cybernétiques nous fournissent des publicités mieux ciblées !” “Moins de légumes, plus de pizzas !” “Du cyber-Nutella pour tous à la cantine !” “Halte au racisme anti-feignants : 20/20 pour tout le monde !”

“Ne sois pas si cynique”, m’a répondu mon ami.

“Au contraire, je me trouve très optimiste. Au moins, dans ce scénario, les jeunes seront encore dans la rue d’ici 50 ans… Au rythme où vont les choses, rien n’est moins sûr.”

(1): bandit de la mythologie grecque qui mutilait ses victimes pour que leur gabarit s’adapte à la taille de son lit forgé.

(2): politicien romain qui ponctuait chacun de ses discours par l’exclamation “Il faut détruire Carthage !”.

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