Le Ravin

Le train quitte la Part-Dieu. Je regarde par la vitre, l’esprit absent. A l’image du paysage, les pensées se bousculent dans ma tête. Je n’y suis pas retourné depuis mon enfance. Par-delà la vitre, la ville succède à la campagne. Dans ma tête, à défaut d’avoir un chemin sur rails, tout tracé, j’hésite entre souvenirs et introspection. Je me rends à la maison de mes grand-parents, dans l’Oisans. Lorsque j’étais petit, j’y ai vécu un traumatisme. Je ne suis même pas revenu pour leurs funérailles. A l’époque, au fait de ma gloire, j’avais prétexté être trop occupé par la promotion de mon dernier bouquin pour pouvoir me déplacer. J’avais envoyé d’énormes bouquets de fleurs. Piètres palliatifs à mon absence. Je chasse ce souvenir, et je regarde défiler dans l’air tissé de brume les champs bourbeux des Terres Froides. Je frissonne, je me dis que c’est la fraîcheur sereine du paysage au-dehors qui me contamine. Mais je sais au fond de moi qu’il n’en est rien. Cela fait presque un demi-siècle. Pourtant, repenser à cet événement me hérisse toujours autant le poil. Pour me changer les idées, je me lance dans une contemplation dépressive sur l’état de ma carrière. Cela fait deux ans que je n’ai pas produit une ligne. Que me taraude l’angoisse de la page blanche. En Gare, toute a l’heure, j’ai bien entendu cherché sur les étagères du Relai Presse s’ils avaient mon dernier best-seller. Il ne fait plus partie de leur catalogue. Après avoir connu l’adulation de millions de lecteurs, cela fait un pincement au cœur de se voir relégué si rapidement dans l’oubli. Un arrêt rapide en gare de Voiron. Sur le mur d’en face, une publicité pour la liqueur des Moines Chartreux. Passé Voreppe, la Vallée se rétrécit soudain alors que nous abordons la banlieue de Grenoble. Le train s’engouffre entre les murs de roche sans ralentir. Le ciel se rétrécit comme une peau de chagrin. Les teintes grisâtres du béton de l’agglomération reflètent les parois de calcaire qui se dressent de chaque côté. Une impression étrange de claustrophobie à ciel ouvert me saisit. Venir me ressourcer dans la maison familiale était une idée de Paula, ma femme. J’ai longtemps lutté, paniqué de devoir affronter mes souvenirs. Mais finalement, si rien ne se passe cette fois-ci, cela me permettra sans doute d’exorciser enfin ce démon que je traine dans mon sillage depuis des décennies. Le train ralentit, nous sommes aux abords de Grenoble. Le Ciel s’étale à nouveau sereinement. Comme si la ville avait su repousser les montagnes. Pourtant, j’ai toujours le souffle court et un sentiment d’angoisse indicible au fond du cœur. Je sais qu’il ne fera qu’amplifier au cours de la dernière partie du trajet. Je commande un taxi, lui indique ma destination. Il me dit que cela va couter bonbon. Je répond crânement que l’argent n’est pas un problème. Ses yeux brillent avidement et je m’installe sur la banquette arrière. Il rejoint la Rocade. Il essaie d’entamer la conversation, je prétexte que j’ai mal à la tête. Ça évitera de perdre notre temps à échanger des banalités, et ça devrait aussi le dissuader d’allumer la radio. La voie rapide suit le cours du Drac. Coté ville, des parois de bétons ornées de graffitis plus ou moins seyants. Je regarde filer le Vercors qui plonge dans sa pénombre les faubourgs petit-bourgeois de Seyssins et Fontaine. Je toise en contre-plongée ce trident rocheux que les gens du coin nomment affectueusement “Les Trois Pucelles”. Je me souviens de mes émois enfantins, lorsque je cherchai à voir sous les jupes des filles. Je souris. Ragaillardi par ce souvenir, je sens un peu de mon angoisse s’atténuer. Le taxi entame la fin de son orbite autour de la ville. Les habitations serrées comme des sardines ne sont plus qu’un souvenir. Le Drac, ses eaux grises et ses îlots noirâtres bordent à nouveau la voie rapide. Le ciel automnal est d’un bleu virginal. J’ai sorti un petit carnet. J’essaie de transformer ce paysage bucolique en prose. Et je me dis que j’ai été ridicule. Cinquante ans que j’ai été prisonnier d’un cauchemar. Un cauchemar vivace, mais un cauchemar, néanmoins. Nous arrivons à Jarrie, le béton reprend ses droits. J’avais toujours été impressionné, dans mon enfance, lorsque nous traversions ce village surréaliste qui semblait être une usine géante. Un décor digne des Temps Modernes de Chaplin, hors de toute proportion humaine. Un nouveau viaduc contournant le centre-ville a été aménagé. Bordé de barrières anti-bruit opaques. Préservant les riverains, dans leur pavillons assoupis, du vacarme du trafic. Préservant les skieurs du spectacle post-industriel de cette forêt de tuyaux tentaculaires, de cheminées dressées à l’assaut du ciel, de hangars grisâtres teintés de rouille. Je fais la moue en attendant que l’on émerge. La route continue, en Direction de Vizille. On avait visité le château lorsque j’étais à l’école. Un truc en rapport avec la Révolution. Je ne me souviens plus en détail. C’est bien loin tout cela. Je repense à cette période. Au souvenir le plus vivace qu’il m’en reste. Cette nuit d’hiver. Ces visions effrayantes. Je reporte à nouveau mon attention sur le paysage. Pour me changer les idées. Les contreforts du Taillefer qui jettent leur ombre majestueuse sur Vizille. La route s’engouffre dans une trouée entre les pentes de La Morte et la pointe sud de la chaîne de Belledonne, qui s’affaisse péniblement en bordure de la bourgade. Au sortir de la ville, des immeubles glauques. Érigés fièrement durant les Trente Glorieuses pour héberger le prolétariat conquérant de l’époque. Mais cela fait quatre décennies que cette population trahie par les politiques de tous bords voit les façades de beige se défraichir sans espoir. Le métissage a cédé la place au communautarisme, le débat et l’échange ont plié face à la langue de bois et le politiquement correct. Les barbecues estivaux entre voisins ont laissé la place aux incendies de voiture le soir de la St-Sylvestre. Copropriété du Grand Trou. Un nom seyant pour ces bâtiments, témoins que le Rêve Républicain a succombé à ses fossoyeurs. Un panneau indique que le hameau de l’Ile-Falcon a été évacué à cause des risques d’inondation et d’éboulement. Combien de familles déracinées à cause de la cupidité d’un promoteur qui n’a pas évalué tous les risques ? Au sud, les contreforts du Taillefer sont verts et sauvages. Au nord, le dos famélique de la Croix de Chamrousse borde à présent notre route. Contempler ces pierriers froids et stériles abaisse mon moral d’un cran supplémentaire. Je remarque que la route a été réaménagée pour ne plus traverser Séchilienne. Les hordes barbares de parigots en parkas sont soigneusement tenues à l’écart de ce petit village. Je me souviens qu’une fois, on s’était arrêtés ici avec mes parents pour voir passer le Tour de France. J’avais encouragé Bernard Hinault. Il y avait un bureau de tabac. J’y avais commandé une glace. Je me demande s’il existe toujours. Les commerces de proximité, dans ces patelins oubliés de tous, sont une espèce en voie de disparition. Et, malheureusement pour eux, ce n’est pas comme si une ONG symbolisée par un panda tout mignon œuvrait pour leur conservation. La Vallée de la Romanche s’étale, entre les pentes pelées du versant est de Belledonne et les contreforts boisés du Taillefer. La lumière a une consistance grise et sourde. Un sentiment de dépression m’englobe. Je constate qu’un nouveau parcours a été aménagé afin de préserver les villages de Livet-et-Gavet de l’afflux touristique. Mon père s’arrêtait toujours ici pour prendre du pain sur le retour de la maison familiale. Je me dis que ces déviations sont encore un coup de poignard pour les commerces titubants de la vallée. Mais des artisans ne peuvent pas verser autant de pots-de-vin qu’un pollueur patenté. S’ils ont fait une pétition, tenté de sauver les meubles, ils partaient battus. Je me repais de ces pensées négatives. Elles me gardent de retourner au souvenir du cauchemar. Cette nuit dans le silence froid de la montagne. Ce corps décapité. La voix calme et froide de ma grand-mere. Je suis sûr qu’en vérité les travaux que cela a occasionné ont été une aubaine pour les riverains. J’essaie de penser positivement. Plutôt que de faire venir des Polonais payés à coup de lance-pierres pour exécuter cet ouvrage, les entrepreneurs bienveillants ont fait bosser les jeunes désœuvrés de la vallée. Le chantier devait être magnifique, auréolé d’arcs-en-ciel : ils avaient remplacé les tractopelles par des licornes. Je n’arrive pas à rester optimiste. Je m’apitoie un instant sur mon sort. On passe un gros rocher blanc et je me souviens quand ma mère m’avait expliqué qu’on l’appelait la tête de Louis XVI. Elle m’avait fait un petit cours d’histoire sur le chemin de Bourg d’Oisans. Entendre parler de guillotine à huit ans, cela marque. Des flashs m’assaillent. Cette nuit dans le silence froid de la montagne. Ce corps décapité. La voix calme et froide de ma grand-mère. Je suis à deux doigts de flancher et de demander au Taxi de rebrousser chemin. Mais on passe le monument aux morts du maquis de l’Oisans. Je me nourris de la pensée de leur courage. Je me raffermis dans la résolution d’affronter ce fantôme qui me hante depuis trop longtemps. La route a également été aménagée pour contourner Bourg d’Oisans. Décidément, cela devient une habitude. Qu’ont-il donc fait, tous ces villages, pour être ainsi mis au coin ? Y-a-t-il donc à présent tellement de trafic vers les stations de l’Oisans ? Dans mon enfance, je ne me souviens pas d’avoir connu un seul embouteillage. Ils avaient, selon ma mémoire, un charme désuet, ces hameaux et lieudits. Des bâtiments décatis. Vestiges d’une période où l’industrie de la “Houille Blanche” faisait vivre les Gorges de la Romanche. Les clochers désuets des églises en déshérence. Certains étaient même pittoresques. Il y avait surtout cette maison, à Livet ou Gavet que j’appelais “La Maison de Dracula” lorsque j’étais môme, tellement elle était impressionnante. Je l’ai revue, dernièrement, dans le film “Les Rivières Pourpres”. J’ai partagé ce souvenir avec Paula, c’est là qu’elle a su pour la maison en Oisans. On entame la montée. Le soleil, lui, entame sa descente. On s’engage dans les virages taillés à même la roche. Pour rejoindre le hameau où est située ma maison, il faut prendre une route qui serpente à flanc de falaise. Elle se nomme “La Route de la Roche”. Je contemple l’abysse vertigineux qui semble chercher à nous happer à chaque virage. Malgré les rambardes, je me sens à la merci du moindre dérapage. Pourtant si l’on fait abstraction du vertige qui nous enserre le bide dans son étreinte sans pitié, que la vue est belle ! La Romanche étincelle dans le soleil déclinant. Déjà gagnée par la pénombre, Bourg d’Oisans étire ses ruelles comme la toile d’une araignée paresseuse. Les pentes des sommets alentour sont embrasés des couleurs de l’automne. Finalement, nous arrivons. Une dizaine de maisons éparpillées contre le flanc de la montagne. Le nom de cet îlot habité dans la solitude alpine m’a toujours fait rêver. “La Carte d’Haute”. Lorsque j’étais haut comme trois pommes, il n’en fallait pas plus à mon imagination. J’étais un moussaillon exilé en altitude, parcourant l’adret et l’ubac à la recherche de trésors enfouis par des pirates aux épithètes grandiloquents. Je paye la course et je récupère mon sac de voyage. Je regarde le taxi s’éloigner, puis je prends une grande goulée d’air frais. J’opère une volte-face. La Maison me toise, ses fenêtres comme des yeux avides, sa porte d’entrée comme une bouche aveugle. Je marque un temps d’arrêt. Puis, résolument, je sors la clé de ma poche et je l’introduis dans la serrure. C’était l’année de mes dix ans. La dernière fois que je suis venu ici. Depuis, j’ai redoublé d’inventivité pour ne pas avoir à y remettre les pieds. Tout ça à cause d’un cauchemar. Un stupide cauchemar, rien de plus. Je me sens pitoyable. Une odeur de renfermé me prend à la gorge. La pénombre me fait frissonner. Je m’empresse d’ouvrir les volets. De renouveler l’air. De chasser les fantômes qui traînent dans chaque coin. Mon Grand-père n’avait pas son pareil pour pousser de longues plaintes lugubres et stridentes en soufflant sur un brin d’herbe. Il m’emmenait à la pêche un jour sur deux. Il me disait que j’étais trop gâté, mais qu’on parviendrait peut-etre quand même à faire de moi un homme, un jour. Ma Grand-mère sentait le savon et le vent frais. Elle débordait d’énergie. Elle courait des fourneaux au jardin, du jardin au lavoir, du lavoir au jardin, du jardin au fourneau. Comment ai-je pu refuser de les voir si longtemps ? A cause d’un simple cauchemar. Je monte à l’étage et me voilà dans ma chambre. Le grand lit moelleux garni d’édredons en duvet véritable trône toujours dans la pièce. Une lumière diffuse filtre à travers les jalousies. Je ne m’empresse pas d’ouvrir. Je savoure ce moment. Je reviens en enfance. J’ai endigué la marée tout le long du trajet. J’accueille à présent le reflux des souvenirs à bras ouverts. Cette nuit dans le silence froid de la montagne. La voix calme et froide de ma grand-mère qui me demande si je me suis brossé les dents. Qui m’autorise à aller me coucher. Je me blottis dans le nid moelleux des édredons en duvet véritable. Je glisse soyeusement dans les bras de Morphée. Mais des visions troublent mon sommeil. Le jardin baigné par la lune. Les glapissements affolés de mon grand-père : “Qu’ai-je fait ? C’est la corde, à coup sûr ! Nous sommes cuits !” La voix calme et froide de ma grand-mère : “Il fallait bien que ça arrive un jour ou l’autre. Ne reste pas comme ça les bras ballants. Pour le reste ne t’en fais pas, j’ai un plan.” Je marche sur le sol glacé en terre battue, en direction des voix. Il fait noir, j’ai un peu peur, mais mes grands-parents ne sont pas loin. Ils pourront me dire pourquoi je ne suis pas couché à cette heure indue. Je contourne les sureaux et les voilà. C’est étrange. J’ai l’impression qu’ils ont rajeuni. Ma Grand-mere a bien dix kilos de moins. Et mon grand-père n’a pas le haut du crâne dégarni et des touffes de poils rebelles qui obstruent ses narines. Ce doit être la lumière de la lune. Mon Grand-père dépose une faux à couper le foin contre le tronc d’un arbre. Puis, ils se penchent tous les deux, et soulèvent ce qui semble être un très gros sac de patates. C’est pas une heure pour s’occuper du jardin, mémé ! Je lance cette remarque d’une voix claire et guillerette. Ils ne semblent pas m’entendre, tout à leur effort. Ils portent le sac de patate vers la haie de buissons qui borde le précipice. A la une, à la deux… J’avance pour les rejoindre et je bute contre quelque chose, qui roule. On dirait une courge. Je m’approche lentement, et là, sous la lumière ténue des étoiles, je m’aperçois que cette courge darde un regard écarquillé par l’horreur. Les rayons de la lune s’abîment dans une bouche figée dans un cri silencieux. Je pars à la renverse, et mes fesses écrasent un chapeau avant de heurter le sol. C’est une tête ! Une tête humaine ! Mémé, Pépé, qu’avez-vous fait ? Je me souviens de mon réveil en sursaut. De la sueur froide qui se faufilait le long de mon échine. Quel rêve affreux. Pourtant, le pire m’attendait au réveil. Je ne peux l’affronter tout de suite. Suffoquant, je me jette sur la fenêtre. J’ouvre fébrilement les volets. Je n’ai jamais autant apprécié le soleil ! Lorsque je redescends dans la salle à manger sur des jambes flageolantes, une ombre passe devant la porte d’entrée. Je me raidis. Plein d’appréhension, je demande : “Qui est là ?” L’ombre revient, hésite un instant. Une jeune femme au sourire radieux laisse alors passer sa tête. “Pardon de vous déranger. Cela fait si longtemps que cette maison est inoccupée, excusez-moi si je joue les curieuses.” Je devrais lui répondre que la curiosité est un vilain défaut. Mais l’homme en moi gagne sur le bougon professionnel. Charmé par son sourire, je réponds que je suis ravi de sa visite. “Vous louez ? Vous êtes ici en vacances ?” demande-t-elle, tout en entrant dans la maison. Je couvre son corps d’un regard approbateur. Ses jambes sont fuselées et dorées par le soleil. A travers le fin chemisier qui recouvre son torse menu, je devine qu’elle ne porte pas de soutien-gorge. Comment cette sirène a-t-elle pu échouer sur mon île au trésor ? Je jette un regard rapide à la pendule. C’est plus ou moins l’heure. Je l’invite donc à prendre l’apéro, tout en expliquant qui je suis et la raison de ma présence. Elle accepte gaiement, et elle m’avoue en rougissant qu’elle a lu tous mes livres. Tout en fouillant dans le bahut a la recherche d’une bouteille d’anisette, je retire mon alliance et la met dans ma poche. Désolé Paula, mais cet angélique montagnarde est sans doute ma prochaine muse. Elle m’explique qu’elle travaille comme saisonnière dans les stations de la région. Je finis par exhumer une bouteille de Suze. Je déclare en servant mon invitée, qui se prénomme Jennifer : “Espérons qu’elle n’est pas frelatée, depuis le temps”. Je me fais la réflexion qu’elle est trop jolie et pas assez vulgaire pour une Jennifer, alors que je pose une carafe d’eau fraîche au centre de la table. Je n’aurais pas réussi à vendre autant de bouquins si je n’avais un don infaillible pour les stéréotypes éculés. “Nous sommes tous très fiers de vous, ici. Vous êtes la célébrité locale. Je suis ravie de faire enfin votre connaissance. Liliane parlait de vous tout le temps. Elle était votre plus grande fan.” Liliane, c’était ma grand-mere. Je ne savais même pas qu’elle avait lu une page de moi. J’ai honte. Si j’avais su, je lui aurais au moins envoyé un exemplaire dédicacé de chaque bouquin. Tout ça cause d’un cauchemar. Quel gâchis ! “Vous allez bien ?” me demande la jeune Jennifer avec inquiétude. Je réponds que j’ai fait un long voyage. Que la Suze m’a ouvert l’appétit. Que j’ai juste grignoté un sandwich à la Part-Dieu. Je m’excuse de ne pas avoir de chips ou de cacahuètes pour accompagner l’apéro. J’en profite pour lui demander ou est l’épicerie du village. Elle a un petit rire et elle m’explique que pour les commerces, il faut redescendre à Bourg d’Oisans. Je me sens idiot, avec mon frigo vide et mon estomac guère plus rempli. J’essaie de le prendre à la rigolade. En citadin invétéré, je n’ai jamais eu à faire plus de cent mètres pour trouver une échoppe ouverte à toute heure, achalandée de tout ce qu’il faut pour dépanner les oublieux. Elle offre gracieusement de m’emmener faire des courses le lendemain et me propose, en attendant, de manger chez elle ce soir. J’accepte avec plaisir. Heureusement que j’ai une ou deux capotes qui trainent au fond de mon porte-monnaie. Je n’ai aucune intention de me la mettre derrière l’oreille si tout se passe comme prévu. Cette Jennifer est bien trop craquante. Elle vide son verre et déclare qu’il est temps qu’elle aille se faire belle. Elle m’explique qu’elle habite la maison sur la droite, derrière le talus. Elle me donne rendez-vous dans une heure. Je la regarde sortir dans les derniers rayons du soleil happé par la montagne. Mes yeux restent fixés sur son sillage un instant, rêveurs. Puis je fait un tour rapide du propriétaire. Je ne trouve pas la salle de bain. Soudain je remarque, au-dessus des toilettes à la turque, un pommeau de douche. Contre le mur, sertie d’une toile d’araignée que je démolis sans remords, une plaque de bois percée de trous. Je vérifie, elle a pile la bonne taille pour recouvrir le sanitaire. Je grimace. J’avais oublié à quel point c’était spartiate, ici. Heureusement, le chauffe-eau démarre au quart de tour. Sous l’eau qui ruisselle, à nouveau livré à moi-même, je ne peux m’empêcher d’évoquer ce que je vis au réveil, par cette nuit froide de montagne. Après ce rêve affreux où je surprenais ma grand-mère et mon grand père en train de se débarrasser d’un cadavre dans le ravin, je sortis du sommeil les boyaux noués par une peur atroce. Ce rêve paraissait tellement vrai. La maison était silencieuse. Je n’osais appeler de peur que ma grand-mère ne vienne me consoler avec des bras humides d’hémoglobine. Soudain, j’entendis le parquet craquer à mon chevet. Bien sûr, ces vieilles baraques, ça passe son temps à craquer, me direz-vous, rien d’extraordinaire. Pourtant, un sentiment désagréable se promenait sur mon échine. Le plancher craqua à nouveau. Mes cheveux se dressèrent sur ma tête. Je m’enfonçais dans les édredons en duvet véritable en sanglotant aussi silencieusement que possible. Les boiseries grincèrent pour la troisième fois. Mue par une force indomptable, la chaude couverture sous laquelle je me terrais vola. Et face à moi, brillant d’une sourde lueur grisâtre, le spectre supplicié d’un homme se tenait droit comme la justice. A bout de bras, il tenait sa tête désolidarisée du reste du corps. Silencieusement, la bouche nécrosée articulait : “Vengeance ! Vengeance !” L’eau est agréablement brûlante, pourtant je tremble. Et, sous la douche ruisselante, je ne m’entends pas crier ma terreur à plein poumons. Cette nuit-là, j’avais également hurlé de toutes mes forces face à cette apparition sinistre. Aujourd’hui, ma grand-mère n’est plus là pour monter l’escalier quatre à quatre, débouler dans ma chambre comme une furie, allumer la lumiere, et me susurrer que tout ceci n’était qu’un mauvais reve. Alors je crie comme un damné, prostré en position fœtale. Je laisse l’eau emporter cette peur contenue pendant des décennies dans les canalisations. J’ai fait ce cauchemar affreux pendant une semaine. Pendant une semaine, le spectre décapité m’offrait sa tête en quémandant rétribution comme une carpe. Pendant une semaine, je tirais mes aïeux à bout de nerfs des affres du sommeil par mes cris perçants. Finalement, mes parents sont venus me chercher pour me ramener en ville plus tôt que prévu. Et, depuis cette semaine, j’ai fait de mon mieux pour oublier la vision trop réelle de mes grands-parents coupables et des imprécations stridentes de leur silencieuse victime. Ils sont morts à présent. Je ne saurais donc jamais le mot de la fin. Tout ce qu’il me reste, c’est d’affronter un songe. Mais avant cela, j’ai bien l’intention de me consoler dans les bras de ma charmante voisine. J’appelle ma femme au sortir de la douche. Je lui raconte le trajet. Je lui vante le paysage. Je glisse quelques mots tendres avant de lui souhaiter une bonne nuit. Je ne suis jamais aussi romantique qu’avant de la cocufier. C’est une façon pour moi de lui témoigner mon respect. Je me pointe sur le perron de Jennifer avec 15 minutes de retard. Le quart d’heure de courtoisie, comme on dit. Elle vient m’ouvrir, élégante dans une robe légère. Elle pétille comme une source fraîche. Je suis impatient d’étancher ma soif. Je la suis à l’intérieur. Mon cœur fait un bond. Sur une chaise à bascule, emmitouflée de châles multicolores, une momie ! Jennifer fait les présentations. Elle appelle la momie “mémé”. La momie fait un petit geste de la main. Je salue l’aïeule gauchement. Je suis rassuré, mais pas encore tout à fait remis du choc. Jennifer m’annonce qu’elle doit retourner en cuisine. Je me retrouve seul à seul avec la mémé. Je la regarde un instant, gêné. Je n’imaginais pas que nous aurions un chaperon à la peau couleur parchemin anémique pour tenir la chandelle. Mais je comprends que ce qui semble un obstacle est en réalité une aubaine. Si je séduis la vieille, ma proie me tombera toute cuite dans les bras. De quoi parle-t-on avec des gens de cette génération ? Une dissertation sur les techniques d’embaumêment de l’Égypte ancienne semble pertinente. Mais j’ai beau être originaire de la patrie de Champollion, je n’ai même pas lu Christian Jacq. Je décide donc de lancer la conversation sur le sujet de la météo. La fine connaissance de la nature humaine qui est l’apanage de tout auteur primé me pousse à présumer que ce sujet est un succès assuré avec les gens du troisième âge et au-delà… Je m’improvise Alain Gillot-Pétré, je glose sur le magnifique été indien qui touche à sa fin avec le lyrisme d’un Joe Dassin sous absinthe. La momie reste de marbre. Jennifer revient et nous sert une salade. Je fais de mon mieux pour me montrer sociable avec l’ancêtre. Je gagne des points en exagérant ma sollicitude pour ses rhumatismes. Tel Orphée charmant Cerbere, je ne ménage pas mes efforts. Elle a intérêt à en valoir la peine, mon Eurydice des alpages… On passe au plat de résistance, une ratatouille du jardin, et voilà que la vieille a une révélation : “Ah, mais vous êtes le petiot de la Liliane ? Je me souviens de vous ! Vous veniez l’été jouer les corsaires dans le village. Vous arpentiez les talus à la recherche d’un trésor en parlant à un perroquet imaginaire.” Elle s’esclaffe, ses yeux rendus vitreux par la cataracte embués par la nostalgie. Je rigole également pour masquer mon énervement. Elle aurait pu éviter de mentionner Coco, le volatile fictif témoin de mes flibustes montagnardes. De quoi j’ai l’air, moi, maintenant ? “Un perroquet imaginaire ? Des chasses au trésor ?” commente Jennifer. “Vous avez toujours eu beaucoup d’imagination, dites donc”. Je me rengorge. Être écrivain, c’est un sacerdoce. Cela ne s’improvise pas. On naît ainsi, et on forge son talent à l’enclume de la sueur et des larmes. Elle semble convenablement impressionnée. “Ma grand-mère était la meilleure amie de votre grand-mère !” jubile Jennifer. La vieille secoue tristement la tête. “Nous étions inséparables, lorsque nous étions enfant, c’est vrai. Nous avons même failli devenir belle-sœurs l’une de l’autre. Mon frère Raoul avait un faible pour Liliane. Il l’a demandée en mariage, ils ont emménagé dans la maison que vous occupez en ce moment. Puis il y a eu les boches, et la guerre. Raoul était un idéaliste. Il a rejoint le maquis. Il n’en est jamais revenu. Finalement, votre grand-mère s’est remariée avec le Bertrand…” Je balbutie que je ne connaissais pas ce pan de l’histoire familiale. Je la remercie chaleureusement, et je lui demande si elle peut me raconter des anecdotes sur mes grands-parents. Comment étaient-ils, dans leur jeunesse ? Elle élude la question. Sa mémoire lui joue des tours. Jennifer annonce qu’elle va chercher le dessert et s’éclipse dans la cuisine. La momie se redresse alors et je peux lire une certaine fougue dans son regard. “Ce que je vous ai raconté, c’est la version officielle. En vérité, mon Raoul, il est revenu du maquis. Mais la Liliane, elle avait déjà commencé à voir le Bertrand dans son dos. Alors il se sont débarrassé de lui. Elle avait déjà la maison, et le terrain. Il n’était plus qu’un gêneur. Je les ai vu de mes propres yeux jeter son corps dans le ravin, sous couvert de la nuit. Bien sûr, personne ne m’a cru. Vous comprendrez pourquoi j’étais en froid avec votre grand-mère…” Je lui prend la main, et je lui souffle avec douleur que, moi, je crois à son histoire. Elle me sourit, pour la première fois de la soirée. Jennifer arrive avec une tarte et sa grand-mère annonce qu’elle est fatiguée et n’a plus de place pour le dessert. Je reste pour aider à débarrasser et je culbute Jennifer sur le plan de travail de la cuisine. Lorsque je regagne la demeure de mes grands-parents, je me mets à écrire fougueusement. Je vomis la vérité d’une encre vengeresse. Je me vide de toute turpitude. J’exorcise les fantômes. Demain, lorsque je descendrai faire des courses à Bourg d’Oisans en compagnie de Jennifer, j’enverrai le manuscrit à mon éditeur. Cette nuit, je dors comme un loir. Raoul savoure enfin sa revanche.

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